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37. Huit coups de coeur de Boris
"Fagot de broussailles", huile sur verre de Mijo KOVACIC (38 x 31 cm - 1960)
Boris Kelemen est un croate, né à Podravska Slatina en 1930. Docteur en histoire de l'art, il sera directeur de galeries à Zagreb. A la fin des années 1960, il publie un livre sur la peinture naïve yougoslave qui fait référence. Sur certaines éditions (comme l'allemande), les illustrations sont contrecollées dans l'ouvrage, ce qui lui donne un côté artisanal sympathique. Cebizar a choisi huit des coups de coeur de Boris. Et l'on commence par ce porteur de fagots d'un des chouchous de ce blog: Mijo Kovacic. Pour les habitués, ce blog a un boss: Ivan Generalic. Et quelques préférés: Josip Generalic, Ivan Stefanec, deux ou trois autres, et Mijo, le fermier de Gornja Suma, près de Hlebine. C'est un as de la peinture sur verre. Lorsqu'il peint le porteur de fagots (ou "la brassée de bois"), il n'a que 25 ans.
On ne va pas dire qu'on le reconnaît du premier coup, mais pourtant: le personnage est puissant, les bras et surtout les pieds grands et larges, comme un personnage de Tolkien. Tonalités verte et bleue (le vert sombre est prédominant chez Mijo), et pauvreté de détails (l'arrière plan, la maison de bois) qui contraste avec ses tableaux ultérieurs décrivant la vie dans le village ou le peuple des marais. Les fagots semblent remplacer la tête du paysan tant il doit courber l'échine. Quelques branches mortes aussi au bout de l'arbre: Mijo adore représenter les arbres aux branches mortes, arbres si morts qu'ils paraissent vivants! La végétation au sol, superbe, paraît être un tapis qui le guide.
"Femme de la Podravina" de Mirko VIRIUS (huile sur toile de 67 x 55 cm - 1939)
Mirko Virius! Voici longtemps qu'on ne l'avait croisé. Trop classique? Trop ancien (il est né en 1889!)? Si vous avez lu l'historique, il est considéré comme l'un des fondateurs de l'art naïf yougoslave en 1936 avec Franjo Mraz et Ivan Generalic. Après une vie rude et pauvre (il a été prisonnier de guerre en 14-18), le natif de Djelekovac a juste eu le temps de peindre quatre années avant la nouvelle guerre mondiale, son internement dans le camp de Zemun près de Belgrade, et son exécution en 1943. Ses peintures sont, reflet de l'époque, souvent tristes et austères. En 1938, il passe de la peinture sur verre à la toile. Classique, sans doute, cette "femme de la Podravina", cette région qui borde la rivière Drave, près de la frontière entre Croatie et Hongrie. Des critiques un peu vachards vont même parler "d'amateurisme de campagne" et de "mysticisme simplet". Alors, défendons ici l'oeuvre de Mirko: on lit une telle lassitude sur le visage de la mère. Un découragement sans fin. Heureusement le fils est là qui lui tient la main. Il a le regard sûr, on sent par delà une moue inquiète son assurance et sa force. Celle de la jeunesse. Les couleurs rouges des vêtements ressortent superbement. Le champ, presque un enchantement.
Mirko vous a séduit? On vous propose une autre peinture!
"Le pêcheur", huile sur toile de Mirko VIRIUS ( 34 x 44cm - 1939)
Et revoici Mirko. Juste avant la guerre et le chaos en Europe. Difficile de ne pas penser à son destin tragique lorsqu'on regarde ce pêcheur assis au bord de l'étang qu'on a cru un instant en forme de coeur. Avec sa casquette et sa chemise blanche, il évoque un personnage de Caillebotte. La ligne pend mollement de la canne à pêche, ajoutant au calme. Les roseaux se sont mis en cercle pour le regarder. Et l'arbre porte moustache. Le vert est couleur d'espérance, mais ici c'est le bleu de l'étang qui la suggère. Instant de bonheur au bord de l'étang?
"Le jardin", par Emerik FEJES (peinture sur papier: 59 x 83cm - 1950)
En Voïvodine, dans le faubourg de Novi Sad, le fabricant de peignes et boutons Emerik Fejes a une passion "enfantine" que sa femme ne supporte pas (elle brûlera souvent ses peintures sur papier): il peint des villes européennes à partir de cartes postales, avec une allumette à la place d'un pinceau! (On vous réserve un article sur les villes d'Emerik, promis). Un original? Certainement. Il fabriquait ses peignes avec des os d'animaux tués à l'abattoir. Asthmatique et souvent alité, il voyage en rêve.
En 1950, il peint "le jardin". La peinture a plu à Boris, et à nous aussi. Car elle surprend par son apparente simplicité et le caractère foncièrement naïf dans les perspectives (notamment dans le carré représentant l'intérieur de la maison). Une forme de maladresse qui nous réjouit. La mise en scène est habile, non? : du jaune en haut, du vert en bas, un ruban noir qui traverse la toile, un arbre comme un grand "I", et ce carré gris bleu (Cébizar se trompe parfois dans les couleurs, il est un rien daltonien). Des animaux en liberté, et ce détail étrange: dans l'herbe sur la gauche, une femme et un homme, nus. Tels Eve et Adam. Si bien qu'on se demande si les fleurs du jardin ne sont pas une multitude de personnages nus!
"Les bêcheuses", par Ivan RABUZIN (huile sur toile de 67 x 89cm - 1963)
Il n'y a pas deux Ivan Rabuzin, un peintre du bonheur et de l'harmonie, même quand les travailleuses sont à la tâche, comme ces bêcheuses ("erdarbeiterinen" pour la version d'outre-Rhin). Ivan, fils de mineur, avait 10 frères et soeurs. Il va travailler dans une fabrique de meubles et a 40 ans dans les années 1960 quand il se fait un nom. Ivan de Kljuc, le front dégagé sur les photos, peint sur toile. Ses soleils sont étonnants, ici comme une balle de tennis entourée d'une bogue de mousse. Il admet qu'il n'y a jamais d'ombre dans ses tableaux, "mais des contrastes", précise-t-il. Fleurs, collines, nuages, tout est ordonnancé. Surtout les nuages, sa marotte. Ici, comme souvent, ils sont pareils à des balles de coton. Détail surprenant: les paysannes, qui paraissent "flotter" pieds nus au-dessus du champ, portent un mouchoir sur le nez, comme pour se protéger de la poussière qu'elles dégagent en bêchant.
"Mon village", de Stjepan VECENAJ (huile sur verre de 35 x 45cm - 1962)
"Dans la famille Vecenaj, je voudrais le frère d'Ivan!". Oui, Ivan, le grand frère obnubilé par les thèmes bibliques (vous savez, il a vendu "la dernière Cène" à l'acteur hollywoodien Yul Brynner), est plus connu que Stjepan (né en 1928, fermier de Gola). Mais ce dernier a plus d'un tour dans son sac. Il a 34 ans lorsqu'il peint sur verre "mon village". Il avoue qu'il ne saurait peindre autre chose que ce qui l'entoure, et comme il ne bouge jamais de son coin...
Alors, voici son village. Curieux mécanisme de balancier pour retirer l'eau du puits, avec une vieille souche et un tronc bidouillés faisant contrepoids, le long tronc fin glissé entre les branches d'un arbre mort. L'abreuvoir paraît creusé dans un très gros bambou. Les meules de foin (ce sont des meules de foin) sont telles deux poires. Cébizar me glisse: "le paysan, on dirait Boy George!". Quel idiot, Cébizar!
De vous à moi, des deux frangins, c'est le cadet qu'on préfère ici.
"Le paon" d'Ilija "BOSILJ" BASICEVIC (huile sur bois de 35 x 30cm - 1966)
Oh la la! Qu'est-ce qui arrive? On est toujours sur le blog de Cébizar, ou dans le cahier de dessins d'un écolier de six ans? C'est là aussi qu'il nous plaît Boris, dans ses coups de coeur désarmants.
D'abord, Ilija est serbe, né à Sid en 1895. Pauvre et peu instruit, avide de voyages qu'il ne pourra effectuer, il se marie et traverse ainsi le siècle dans la Yougoslavie communiste. Il va avoir deux fils... brillants! Le premier sera physicien. Ilija est fier. Le second s'appelle Dimitrije est devient historien et, accessoirement critique d'art. Ilija est consterné.
A 62 ans, Ilija ne va pas bien: sans travail, "persécuté par le régime", il se met à peindre. Consternation à son tour de son fils Dimitrije à la vue de ses croûtes, à tel point qu'il en détruit! Pas de respect pour son vieux. C'est vrai, le style paraît si enfantin, si maladroit. Comme s'il représentait des bribes de rêve. Peu à peu, Dimitrije commence à apprécier le style unique de son père, aussi proche de l'art brut que du naïf. Ilija a pris le pseudonyme de "Bosilj", ne nous demandez pas pourquoi. Sur bois, il a dessiné un paon. Bien sûr, vous l'avez deviné. Menteurs! Ou alors vous avez un monde de rêves semblable.
"Amour et menace" de Vangel NAUMOVSKI (huile sur toile de 111 x 68cm - 1961)
Dernier coup de coeur de Boris (pour cette fois: une seconde partie possible si celle-ci vous a plu). Nous partons en Macédoine, chez Vangel Naumovski, à Ohrid. Il a 37 ans quand il peint sur toile l'amour et la menace. Vous tiquez? Vous vous demandez si c'est bien là de l'art naïf yougoslave. C'est vrai, on est assez loin de Stjepan Vecenaj, par exemple. Et Vangel acquiesce: "outre l'abstrait, qui ne figure pas souvent dans mon oeuvre, il y a un surréalisme optimiste et naïf. Je suis optimiste à fond".
On a dit que Vangel mettait dans ses peintures "le pouls de la vie, le remue-ménage incessant qui donne son sens à l'existence". "Oui, c'est ça!", dit Vangel. Et son tableau, alors, on en parle? Le fond est noir, c'est la classe.La femme endormie rougit. A-t-elle péché? (quelle drôle d'idée) C'est Eve évidemment, vous distinguez le fin serpent qui passe sous ses jambes et autour de son cou pour s'interposer entre elle et Adam. On dirait un décor de plantes d'aquarium, avec cependant des coquelicots à droite, la lune en croissant en haut et un oursin noir (ou une éponge?) au premier plan. Quelle est la menace? Adam ou le serpent? Certains d'entre vous ont déjà tout compris. Pas nous. On n'est pas des spécialistes. Juste des amateurs avec une petite lumière.
Merci Boris. Belles découvertes. A bientôt,
Cébizar Lémek
cebizarlemek.eklablog.com
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