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34. Et si j'parlais des filles?
Nada HEGEDUSIC-JANKOVIC: "Le violoneux" (1972) Huile sur verre (80 x 80 cm)
"Et si j'parlais des filles, du bonheur qu'elles distillent..." chantait Nicolas Peyrac dans une chanson méconnue du siècle passé. Dans l'art naïf, comme dans l'essentiel des domaines, la place laissée aux femmes n'est pas bien grande. L'homme est partout, l'homme domine, et les choses ne changent pas vite. Dans ce petit blog, on a déjà évoqué les champignons et les fleurs de Ljuba STOLFA (article 10), ainsi que Teresa POSAVEC, première femme-peintre de Hlebine (article 12). Mais cette fois, on ne chipote pas: place à la gente féminine, place à la délicatesse et aux motifs fleuris, place à l'imaginaire de Vénus!
On a choisi une peinture de Nada HEGEDUSIC-JANKOVIC pour commencer. Nada est née en 1943 à Hlebine (le monde de l'art naïf yougoslave est parfois hyper-concentré!). C'est Ivan Generalic qui lui donne ses premières leçons de peinture à l'école primaire. Après des études techniques, elle commence à peindre dès 1967 (à 24 ans donc). Elle est considérée comme une intellectuelle (mettrait-on cela en avant pour un homme?) et obtient vite un succès à l'étranger (elle expose en Belgique à la fin des années 1960). Sa peinture se distingue par des fleurs et feuilles stylisées sur les arbres et les buissons. On dit qu'elle fait partie de la 4ème génération des naïfs yougoslaves, toujours cette manie de ranger les gens dans des cases... Avec "le violoneux" endormi au pied d'un arbre quasi-exotique, Nada donne une touche joyeuse et paisible à son oeuvre. Mais ce ne sera pas toujours le cas.
Marija MATINA: "Hlebine en hiver" (1970) Huile sur verre (71 x 135 cm)
Marija MATINA est quasi jumelle de Nada: elle est aussi née à Hlebine (en 1944), et Ivan Generalic (qu'on appelle ici amicalement "le boss") lui a dispensé des cours de dessin à l'école primaire. Dès 1966, elle expose, et part vivre en Allemagne en 1970. La peinture de Marija se caractérise au départ par de "larges taches de couleur et des tonalités agressives", mais avec "Hlebine en hiver", la voici assagie avec des thèmes plus classiques (quoique: ces arbres, tels des baobabs!). Les nuées d'oiseaux au fond rappellent Ivan Lackovic (ainsi que le thème de l'hiver), le ciel tricolore reprend les couleurs du drapeau de la République fédérative socialiste de Yougoslavie.
Nada HEGEDUSIC-JANKOVIC: "Hiver" (1972) Huile sur verre (70 x 60 cm)
Une deuxième couche au sujet de Nada HEGEDUSIC-JANKOVIC. Plus haut, "le violoneux" somnolait dans une nature paisible et sereine. Mais Nada a tendu aussi vers des couleurs plus "ténues, jusqu'à créer une atmosphère glaciale mais remplie également d'un charme surprenant". Avec "Hiver", c'est l'étoffe rouge qui accroche l'oeil, tandis que l'arbre, aux branches qui semblent éclairées de l'intérieur, se dresse avec une vigueur toute masculine.
Barbara PERCAC (1973): "Violettes avant l'inondation" Huile sur verre (80 x 50 cm)
De Barbara PERCAC, née en 1942 à Koprivnicki Bregi, on dit qu'elle a suivi avec habileté les traces de Mijo Kovacic, l'un de trois préférés de ce petit blog. Et pour cause, c'est Mijo qui lui a donné ses premières leçons de peinture à Molve. A partir de 1968, elle peint à plein temps et s'installe à Virje. On dit de Barbara qu'elle est une virtuose. Ici, avec son tableau au titre déjà somptueux, le muguet explose dans le pot de fleurs, tandis qu'autour Dame nature, toute puissante, prépare un coup de colère.
Barbara PERCAC: "Travaux champêtres" (1971) Huile sur verre (70 x 80 cm)
Barbara "la virtuose" passe donc aisément des natures mortes de la Podravina (la vallée de la Drave, à la frontière yougoslave au nord), des fleurs "valdravines" (moi aussi j'ai découvert le terme, sortez-le lors d'un repas mondain, vous gagnerez des points), à un paysage champêtre. Là, pas de doute, c'est un clin d'oeil au monde de Mijo Kovacic! D'accord, les paysans sont moins rustauds, ils n'ont pas les mains comme des battoirs, ni les traits néanderthaliens. Mais sinon, toutes les cases du monde de Mijo sont cochées, jusqu'aux couleurs qui nous conduisent entre chien et loup.
Ana BOCAK : "Pavots" (1972) Huile sur verre (48 x 50 cm)
Que sait-on ici d'Ana BOCAK, dont les couleurs sans tarder nous enivrent? Ana, c'est la joie, non? Elle naît en 1931 à Podravska Slatina. Ce n'est qu'en 1968 (à 37 ans donc) que, subjuguée par une exposition d'Ivan Lackovic à Djurdjevac, elle va se mettre à peintre en suivant les cours d'Ivan Tomerlin (né en 1960), peintre sur verre. On peut lire d'elle qu'elle a "une joie de peindre toute féminine, sans prétentions, ne s'embarrassant d'aucune idée compliquée" (entre nous, il semble que ce soit écrit plus facilement puisqu'il s'agit d'une femme, non?). Mais ce qu'on pourrait qualifier de simplicité devient une force lorsque ces compositions florales nous éclaboussent. Des critiques ont parlé de "fleurs assez froides", de "dessin ordonné", mais ont reconnu le "raffinement surprenant" des pavots. Pourquoi surprenant? Ana BOCAK leur claque le bec!
Ana BOCAK: "Relevant le filet" (1973) Huile sur verre (60 x 47 cm)
Et Ana de faire taire les critiques. En 1973, elle participe à l'exposition des femmes peintres à Hlebine. Et on peut lire: "Tout est peint avec une remarquable discipline: cela est probablement dû au sens féminin de l'ordre et de la précision" (entre nous, la femme paraît un mystère pour le critique, ah, ah!). Mais la critique avoue: "Comment ne pas se sentir heureux devant une semblable féminisation de l'Ecole de Hlebine?". Ah, voilà une phrase qui fait du bien! Et avec "relevant le filet", le critique parle de "sensibilité lyrique". Nous, on aimerait entrer dans ce tableau, étendard fleuri de l'art naïf. Tout simplement.
Marija BALAN: "Danse" (1971) Huile sur toile (50 x 70 cm)
Un petit tour par la Voïvodine, ça vous dit? C'est cette large plaine frontalière, au nord de la Serbie (dans ce blog, on ne s'aventure pas trop sur la géographie locale, le sujet est vite brûlant, je l'ai remarqué). Maria (ou Marija?) Balan est née en 1923 à Uzdin, village banate serbe. Ah, le Banat est une région historique dont la capitale historique est Timisoara, et partagé aujourd'hui entre 3 pays: la Roumanie (Timisoara), la Serbie et la Hongrie. Maria est une vraie paysanne du début du XXème siècle: illettrée, mariée tôt, aux champs du matin au soir. Le dimanche, elle va avec ses copines à l'église orthodoxe du village, vêtue de ses plus beaux vêtements. Et, après la messe, elle aime regarder les jeunes entamer le temps des danses roumaines sur la place du village.
Ce n'est que dans les années 1960 que, découvrant une exposition de peintures, Maria songe qu'il y a un moyen de préserver les coutumes du passé qu'elle aimait tant: "les chars tirés par les chevaux et parés de décors chatoyants et colorés, ainsi que les cabriolets formant un long défilé dans les rues lors des fiançailles, processions et baptêmes". Avec "la danse", Maria (ou Marija) a tout résumé: la richesse des coutumes du passé, mais aussi le bonheur de la jeunesse dans les sourires et les regards que se lancent les danseurs. C'est euphorisant.
Anujka MARAN (1964): "Une jeune mariée" Huile sur toile
Après avoir dansé avec Maria BALAN, retrouver Anujka (ou Anuica en roumain) MARAN est tout naturel. On reste à Uzdin, dans le Banat. Anuica (il me semble qu'elle aurait préféré qu'on l'appelle ainsi) est née en 1918, à la fin de la grande guerre. C'est elle qui a fondé le groupe de femmes peintres d'Uzdin, vers 1961. C'est que, sous son fichu noué autour de sa tête et ses yeux rieurs, elle paraît avoir un sacré caractère. C'est sur toile qu'Anuica a peint les coutumes roumaines. Elle a tout appris seule, tentant de faire des collages avec de la colle de menuisier, puis mélangeant du zinc blanc avec de la colle. Marija BALAN a été la première à rejoindre son groupe. Puis sont venues Mariora MOTOROZESKU, Sofija DOKLEAN, Anuca DOLAMEA. Et Kec FLORIKA, Steluca CARAN et Florika PUJA (ce blog va enquêter pour retrouver une de leurs représentations!).
"La jeune mariée" est donc un classique d'Anuica. Qu'en pense son mari? "Oh, pas grand' chose, dit Anuica: pourquoi te tracasser pour faire ces peintures, il me dit. Tu n'es pas comme les autres femmes qui se bornent à entretenir leur ménage".
Ana ONCU: "Berger et moutons" (1972) Huile sur toile
Avant de tirer le rideau sur ce bel épisode de peintures par les femmes, on n'a pas pu quitter la Voïvodine. Ana ONCU est née en 1932 au village de Lokve près d'Alibunar. Roumaine d'origine elle aussi, elle est partie vivre à... Uzdin. Qu'est-ce qu'elle ressemble à Anuica MARAN, vous verriez ça! Elle commence à peindre en 1969. Marijan BALAN est la soeur de son mari (chut! c'est un secret) et lui a appris comment on prépare une toile. Ses sujets favoris sont "les bergers, les champs, les costumes nationaux, les gardeuses d'oies au village, tout particulièrement au printemps". "Bergers et moutons" est donc un condensé de ses thèmes chéris. Avec l'argent de ses peintures, Ana aimerait payer des études à sa fille: "je désire que ma fille ait une autre vie que moi, ne soit pas une ménagère, ne doive pas travailler à la ferme. Je veux qu'elle ait de l'instruction, alors elle connaîtra une vie meilleure que la mienne".
Sous leur foulard, les femmes peintres du Banat sont des féministes!
A bientôt, portez-vous bien,
Cébizar Lémek
cebizarlemek.eklablog.com
PS: On sait bien dans ce blog qu'on n'est plus dans les années 1970, que nos chers peintres naïfs yougoslaves sont déjà presque tous partis dans la grande prairie. Mais laissez-nous faire "comme si".
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